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Dimanche 22 février, 17 h 30

 

Etre invitée au dîner du dimanche chez les Reagan donnait l'impression à Kristen d'être au Kansas, au beau milieu d'une tornade. Deux téléviseurs étaient allumés, rivalisant de volume sonore. Rivés à l'écran de celui du salon, les hommes regardaient un match, qui leur arrachait des grognements tantôt indignés tantôt ravis. L'autre téléviseur était situé dans la cuisine, réglé sur une comédie sentimentale. Mme Reagan s'affairait dans la cuisine, préparant une purée de pommes de terre et surveillant la cuisson de son jambon. Chaque fois qu'elle ouvrait la porte du four, un arôme merveilleux s'en échappait. Kristen s'aperçut qu'elle mourait de faim.

— Ça sent bon, dit-elle à Rachel, qui était assise à côté d'elle, à la table de la cuisine.

Rachel y avait étalé quelques livres et un petit Dictaphone.

— Maman est la meilleure cuisinière de Chicago, s'exclama-t-elle. Toutes mes amies le reconnaissent, d'ailleurs.

Elle ouvrit son cahier à une page blanche et poursuivit :

— Merci de m'avoir accordé cette interview. Maman m'a dit que je ne devrais pas vous embêter avec ça, avec tout ce qui se passe en ce moment...

— Ça ne me dérange pas, affirma Kristen. Je devenais dingue chez moi, toute seule, à me tourner les pouces.

Une clameur éclata dans le salon.

— Je croyais que la saison du football américain était terminée, dit-elle.

Rachel tourna la tête pour jeter un coup d'œil dans le salon.

— Oui, la saison du foot est finie, mais en ce moment ils regardent un match de basket et un match de base-ball en même temps. Pour Noël, Sean a offert à papa l'une de ces télés avec fonction PiP où l'on peut regarder deux chaînes en même temps.

Elle esquissa un sourire juvénile et ajouta :

— Maman était furieuse... Bon, ça ne vous dérange pas, si j'enregistre ce que vous dites ?

— Tu crois que tu vas pouvoir entendre ce qui sera enregistré, avec ce brouhaha en fond sonore ?

— Bien sûr. J'ai grandi dans cette maison. Vivre sans cesse dans le bruit m'a permis de développer mes capacités auditives.

Rachel alluma son Dictaphone et annonça dans le micro :

— Ceci est un entretien avec la substitut du procureur Kristen Mayhew. Madame la substitut, pouvez-vous tout d'abord nous dire pourquoi vous avez choisi la profession de juriste ?

Kristen ouvrit la bouche, prête à débiter la phrase toute faite par laquelle elle avait l'habitude de répondre à cette question — et qui n'avait guère de rapport avec la vérité. Mais elle lut dans le regard bleu de Rachel quelque chose qui l'en dissuada.

— Ce n'était pas mon premier choix, dit-elle en toute franchise. J'ai commencé par suivre des études artistiques. J'ai même obtenu un diplôme élémentaire d'arts appliqués. Mais, alors que j'entamais ma deuxième année dans cette discipline, une personne qui m'était très proche a été victime d'un crime particulièrement grave.

Rachel écarquilla les yeux.

— Ah bon ? fit-elle. Qui donc ?

— Je préfère ne pas le révéler, par égard pour la vie privée de cette personne. En tout cas, celui qui a perpétré ce crime n'a jamais été puni, et je me suis dit que c'était injuste.

— Vous êtes donc devenue juriste pour que ça change ?

Kristen regarda la jeune fille droit dans les yeux. Elle lui rappelait sa propre jeunesse, qui lui paraissait si lointaine.

— Oui, confirma-t-elle. C'est ce que j'aime à me dire, certains jours.

Rachel avait préparé une longue liste de questions. Kristen répondit scrupuleusement à chacune d'entre elles, tout en suivant des yeux Becca, qui s'activait dans la cuisine. Cela lui rappelait sa propre mère, autrefois, et des souvenirs aigres-doux vinrent lui trotter dans la tête.

Becca était en train de rouler de la pâte brisée lorsque la porte de derrière s'ouvrit, livrant passage à un homme vêtu d'un sweat-shirt des Bears et d'un jean délavé. Il était aussi grand et brun qu'Abe. Le nouvel arrivant déposa un baiser sur la joue de Rachel, et Kristen comprit aussitôt que c'était le second frère d'Abe. Elle avait été présentée à Sean, à son arrivée chez les Reagan. Cet homme devait donc être...

— Aidan ! s'écria Rachel en lâchant son stylo. On pensait que tu ne viendrais pas.

Aidan portait un cintre sur lequel était disposé un uniforme de la police de Chicago.

— J'ai dû échanger ce congé contre des heures sup, expliqua-t-il. Mais pour rien au monde je n'aurais raté le jambon de maman.

Il posa sa casquette sur la tête de sa sœur et abaissa la visière pour lui en couvrir les yeux.

— Alors ? demanda-t-il. Quoi de neuf, petite morveuse ?

Rachel releva la visière et dit :

— Je fais mes devoirs.

Le regard d'Aidan se porta sur Kristen, et elle sentit son œil bleu et froid la jauger avec méfiance.

— Je vois ça, lâcha-t-il. Vous êtes la substitut Mayhew, n'est-ce pas ?

Kristen était loin d'être certaine que ce titre plaide en sa faveur auprès d'Aidan, mais elle lui tendit quand même la main.

— Appelez-moi Kristen.

Il lui serra la main et ajouta avec mauvaise grâce :

— Moi, c'est Aidan.

Ses veux, si semblables à ceux d'Abe, se plissèrent.

— Pourquoi êtes-vous ici ? siffla-t-il.

— Aidan, intervint Becca, en le regardant avec une moue désapprobatrice. Qu'est-ce qui te prend ?

— Désolé, maugréa Aidan.

Mais, à en juger par son regard dédaigneux et sa mâchoire serrée, il était clair qu'il ne l'était guère.

— Aidan, fit la voix d'Abe, derrière Kristen.

Kristen se tourna vers lui sans réfléchir. Elle sentit son cœur bondir dans sa poitrine au souvenir du baiser qu'ils avaient échangé, lorsqu'il était revenu de l'exhumation d'Angelo Conti. Il portait encore son costume, mais il avait desserré le nœud de sa cravate et déboutonné son col de chemise, révélant un cou puissant et le haut d'une poitrine velue. Il fit un pas vers son frère et lui demanda d'une voix défiante :

— Il y a quelque chose qui ne va pas ?

Aidan regarda Abe, puis tourna les yeux vers Kristen, d'un air incrédule et méprisant. Kristen se demanda s'il avait deviné leur relation.

— Je trouve ça un peu fort, répondit Aidan.

— Qu'est-ce qui est un peu fort ? s'enquit Rachel.

— Tais-toi, Rachel ! ordonna sèchement Aidan. Dis-moi que ce n'est pas vrai, Abe.

Abe le dévisagea posément.

— Je ne comprends pas, dit Abe. Tu es poli avec nos invités, d'habitude. Qu'est-ce qui t'arrive ?

— Oh rien, trois fois rien, répliqua Aidan avec amertume. C'est juste que mon partenaire et trois autres collègues de notre commissariat ont été convoqués par la police des polices, hier. Il paraît que le bureau du procureur enquête sur certains flics, concernant la mort violente de tarés qui auraient dû passer sur la chaise électrique depuis longtemps.

Il lança un regard noir à Kristen et ajouta :

— Ce sont de bons flics, qu'on ne peut pas soupçonner de meurtre. Même du meurtre de criminels que vos services, en raison de leur incompétence, n'ont pas su faire condamner.

Kristen voulut protester, mais un regard d'Abe suffit à l'en dissuader.

— Et maintenant, reprit Aidan en s'adressant à Abe, tu as le culot de la ramener ici ! Eh bien, si c'est comme ça, moi, je me tire...

— Reste où tu es, intervint Becca, qui venait de se placer entre les deux frères. Tu ne pourras partir que quand tu te seras excusé auprès de l'invitée de Rachel.

Aidan écarquilla les yeux et regarda Abe en bredouillant :

— Je croyais... Je croyais que...

Abe esquissa un sourire.

— On peut dire que, formellement,c'est l'invitée de Rachel, précisa-t-il. Mais, la prochaine fois, ce sera bien moi qui l'inviterai.

Ravies, Becca et Rachel observèrent Kristen, dont les joues se mirent à rosir. Elle les ignora ostensiblement et se tourna vers Aidan.

— Je suis désolée d'apprendre que vos collègues ont eu des ennuis, dit-elle. Mais toutes les personnes qui ont été en rapport avec les dossiers concernés ont dû, en effet, être interrogées. Le personnel du bureau du procureur a subi ou va subir le même interrogatoire, moi y compris. Ceux qui ont un alibi pour l'heure du crime seront rayés de la liste des suspects. Les autres devront s'attendre à une enquête plus approfondie.

Elle leva les mains et les laissa retomber, avant d'ajouter :

— Je suis désolée. Sincèrement désolée...

Aidan hésita un instant avant d'incliner la tête.

— Bon, d'accord, grommela-t-il.

— Si on la fait manger au fond du jardin, toute seule, tu serais d'accord pour qu'elle reste ? demanda Rachel d'un ton où l'ironie se mêlait au reproche.

Aidan leva les yeux au ciel et lança :

— Rends-moi ma casquette, petite merdeuse !

— Aidan ! intervint de nouveau Becca. Ne dis pas de gros mots dans ma cuisine !

— Va dans le salon dire des gros mots avec papa, fit Rachel en souriant.

Aidan hésita puis lui rendit son sourire, avant de se tourner vers Kristen, l'air sérieux.

— Excusez-moi, dit-il d'une voix calme. Mon partenaire était dans tous ses états, après son interrogatoire par l'inspection des services. On a tous peur que ça tourne à la chasse aux sorcières.

— Pas tant que je serai en poste, affirma Kristen.

Aidan se pinça les lèvres, semblant méditer cette promesse, avant de répondre :

— D'accord.

Il haussa un sourcil et ajouta :

— Bon, vous pouvez rester.

 

 

Dimanche 22 février, 20 heures

 

Elle s'est bien défendue, songea Abe avec fierté.

Kristen avait survécu à un repas de famille chez les Reagan. Le jambon avait été dévoré jusqu'à la dernière miette, et tous les convives s'étaient rassemblés dans le salon pour regarder un film. Tout se passait comme dans le bon vieux temps, et Abe en avait la gorge serrée. Sean était installé sur le canapé, et Ruth assise en tailleur par terre, avec son bébé, adossée aux genoux de son homme. Longtemps après la mort de Debra, Abe avait continué de trouver insoutenable la vue de ce couple uni. Ce n'était pas seulement dû à la forte ressemblance qui existait entre Ruth et Debra. Rien d'étonnant à cela, puisqu'elles étaient cousines germaines. C'était surtout leur évident bonheur qu'il avait du mal à supporter. Au fil des ans, Abe s'était peu à peu habitué à cette sensation de perte et de solitude. Il avait appris à vivre avec. Mais la présence dans la même pièce que lui de Ruth et de Sean, si heureux ensemble, lui avait longtemps, malgré son affection pour eux, fendu le cœur.

Jusqu'à aujourd'hui. Aujourd'hui, je ne suis plus seul. Aujourd'hui, j'ai présenté Kristen à ma famille, et elle s'est sentie à l'aise, comme si elle les connaissait de longue date.

A présent, elle était assise à côté de Rachel, dans la causeuse, et regardait une comédie avec Steve Martin que Sean avait louée pour l'occasion. Du canapé où il était assis avec son frère, Abe pouvait observer le visage de Kristen, complètement détendu, pour la première fois depuis cinq jours.

Elle suivait les péripéties du film avec attention lorsque Rachel se pencha pour lui chuchoter quelques mots à l'oreille. Ce devait être l'une de ces plaisanteries irrévérencieuses dont Rachel avait le secret, car Kristen éclata de ce rire un peu rauque que Reagan trouvait tellement merveilleux, et qui lui faisait battre le cœur.

Mais il aurait dû se douter qu'il ne serait pas le seul à éprouver un tel émoi.

En entendant Kristen rire, Ruth se tourna vers elle pour la fixer d'un air ébahi. Ses parents firent de même, visiblement peinés.

Abe aurait voulu pouvoir mettre la scène sur pause et exfiltrer Kristen de la pièce, avant qu'elle ne se rende compte de la réaction de sa famille. Mais il était trop tard : le mal était fait. Le sourire de Kristen s'évapora comme la rosée sous les rayons du soleil.

Elle se tourna vers Abe, de nouveau sur ses gardes.

— Qu'est-ce qu'il y a ? demanda-t-elle.

— Mon Dieu, murmura Ruth.

Puis elle secoua la tête et dit plus haut :

— Je suis désolée, Kristen. Je ne voulais pas être impolie, mais... votre rire m'a rappelé celui d'une personne que j'ai bien connue.

Kristen se figea, les yeux toujours rivés sur Abe.

— Debra ? hasarda-t-elle.

Abe avait vu dans les yeux de cette femme de la peur et du courage, de la vulnérabilité et de la tristesse. A présent il y découvrait de la peine et de l'humiliation. Elle tirait visiblement des conclusions hâtives, et il se sentit transpercé comme par un poignard.

— Kristen..., commença-t-il.

Elle leva la main pour le faire taire, un sourire crispé sur les lèvres.

— Ce n'est rien, fit-elle.

Mais il n'était pas dupe, et voyait bien qu'elle était vexée. Elle se tourna vers le téléviseur et dit posément :

— Pouvez-vous rembobiner un peu, Sean ? J'ai raté un passage.

Sean s'exécuta. Ruth lança un regard contrit à Abe, et le film suivit son cours ; mais Steve Martin lui parut désormais beaucoup moins amusant.

 

 

Dimanche 22 février, 22 heures

 

Abe passa devant la voiture de patrouille qui montait la garde dans la rue et s'engagea dans l'allée de la maison de Kristen. Elle avait chaleureusement remercié les parents d'Abe pour ce succulent dîner, avait félicité Sean et Ruth sur la bonne mine de leur bébé, et avait souhaité à Rachel une bonne note pour son exposé. Mais, une fois dans le 4x4 d'Abe, elle s'était murée dans le silence, et à chaque kilomètre franchi il sentait son cœur s'alourdir. Il savait ce qu'elle avait dans la tête, et attendait avec impatience qu'elle rompe le silence.

Ce qu'elle finit par faire.

— Ce n'est pas grave, Reagan, dit-elle.

Il grimaça en l'entendant l'appeler par son nom de famille. Elle s'obstinait à détourner le regard, fixant d'un œil morose les fenêtres de sa maison, pourvues de rideaux neufs.

— Je comprends, poursuivit-elle.

— Qu'est-ce que tu comprends ? demanda-t-il en prenant la main de Kristen.

— J'ai compris, avant ce soir, que tu avais besoin de me protéger, de prendre soin de moi. Parce que tu as échoué à le faire avec Debra. Même si ce n'était en rien ta faute. Mais je n'avais pas compris que tu me voyais comme sa remplaçante.

Elle déglutit et tourna encore un peu plus la tête vers sa vitre.

— Mon amour-propre en a pris un coup, ajouta-t-elle avec une amère ironie.

— Tu n'es pas la remplaçante de Debra. Enfin, Kristen ! Regarde-moi !

Elle secoua la tête avec fermeté et ouvrit sa portière.

— Merci, dit-elle. J'ai passé une très bonne soirée, et ta famille est formidable. Appelle-moi demain, si tu as besoin de me voir au sujet de l'enquête. L'agent Truman veille sur moi. Je ne risque rien. Tout se passera bien pour moi.

Et c'est vrai, songea-t-elle. Elle avait subi des épreuves bien plus rudes que celle-là, après tout.

Elle claqua la portière du 4x4, s'attendant vaguement à ce qu'il la suive. Elle tenta de se convaincre qu'elle n'était pas déçue, lorsqu'elle constata qu'il n'en faisait rien. Il manœuvra son 4x4 hors de l'allée, faisant vrombir son moteur si fort que les voisins ne manqueraient pas de s'en plaindre. Elle pénétra dans sa cuisine, sans songer que c'était la première fois qu'elle rentrait chez elle non accompagnée, depuis cinq jours. Sans songer au baiser qu'ils avaient échangé la veille. Sans songer à Reagan.

La conclusion de cette histoire n'était pas si calamiteuse, finalement. Elle avait découvert qu'elle pouvait être embrassée par un homme sans prendre ses jambes à son cou — et qu'elle pouvait même mourir d'envie qu'il recommence. Le bilan n'était donc pas totalement négatif.

Elle posa son manteau sur l'une des chaises de la cuisine et posa les yeux sur sa théière. L'objet raviva un souvenir qu'elle voulait chasser de sa mémoire... Elle se dit qu'elle n'avait pas le courage d'en faire usage et qu'il valait mieux qu'elle s'abstienne de boire du thé, ce soir-là.

Au moins, son « humble serviteur » ne pourrait plus l'épier au travers de ses fenêtres. Celles-ci étaient désormais masquées par d'épais doubles-rideaux.

Elle entra dans sa chambre et referma la porte derrière elle, sans plus penser à Reagan.

Mais ce lut son nom qu'elle hurla lorsque la main surgit de l'obscurité et vint se plaquer contre sa bouche, étouffant ses cris. Elle se sentit plaquée contre un corps humain large et dur, et se débattit de toutes ses forces, labourant de ses ongles la peau de son agresseur. Elle l'entendit étouffer un juron, et la main se décolla de ses lèvres. Un bras puissant entoura aussitôt sa poitrine, comme un étau, l'empêchant de se débattre. Elle hurla de nouveau, distribua des coups de pied, sentit son talon heurter quelque chose de dur. Puis elle se figea, en sentant le froid contact du métal contre sa tempe.

Je vais mourir.

Des lèvres vinrent frôler l'une de ses oreilles.

— C'est mieux, comme ça, fit une voix grave. Maintenant, dites-moi comment il s'appelle.

 

 

Dimanche 22 février, 22 h 05

 

Elle a de bonnes raisons d'être vexée, se dit Abe en s'éloignant de la maison de Kristen. Une femme intelligente comme elle a l'habitude de raisonner. Malheureusement, en l'occurrence, elle s'était trompée. Elle n'était pas la remplaçante de Debra.

Il songea soudain qu'elle était rentrée chez elle toute seule.

J'aurais dû la suivre, inspecter ses placards, comme les autres fois.

Mais Charlie Truman montait la garde.

Abe se figea et sentit les poils de sa nuque se hérisser. Truman était-il vraiment là ? Il avait vu sa voiture, mais avait-il vu Truman ?

La panique l'envahit, et il fit demi-tour au beau milieu de la chaussée. Une voiture lui adressa un coup de Klaxon furieux, mais Abe était déjà loin. Il pila net à hauteur de la voiture de patrouille et bondit hors de son 4x4, pour jeter un coup d’œil à l'intérieur. L'habitacle était sombre et vide. Il tira sur la poignée de la portière, mais celle-ci était verrouillée. Truman n'était plus là.

Kristen !

— Oh ! merde ! s'exclama-t-il.

Il remonta l'allée en courant sur le verglas. Dans sa précipitation, il glissa, chuta, se releva d'un bond et se remit aussitôt à courir. La porte de la cuisine était verrouillée. Il tambourina des poings sur l'épais battant de bois en criant :

— Kristen !

Il fit le tour de la maison. La porte qui donnait sur le sous-sol était moins solide. Il entreprit de la défoncer, en se jetant de tout son poids contre l'obstacle, jusqu'à ce que le cadre se fende et que la porte cède enfin à ses assauts. Il pénétra dans la maison, gravit les marches de l'escalier quatre à quatre et se précipita dans la chambre de Kristen, l'arme au poing et le cœur battant.

Elle était à genoux sur la moquette, tête baissée, haletante, tenant à la main le téléphone sans fil de sa table de nuit. Il s'agenouilla à son côté et lui redressa doucement le menton. Ses yeux étaient écarquillés et vitreux.

Elle le fixa un instant, interloquée, puis regarda le téléphone qu'elle tenait à la main. Non sans ironie, le téléphone portable d’Abe se mit à sonner.

— Je viens de composer ton numéro, dit-elle d'une voix étrangement distante. Il est parti. Par la fenêtre...

Abe fonça vers la fenêtre, juste à temps pour voir une silhouette, toute de noir vêtue, courir au milieu du jardin enneigé. L'homme enjamba d'un bond la clôture, avec l'agilité d'un athlète, et détala à toute allure, disparaissant dans la nuit.

— Merde, grommela Abe.

Il aurait pu l'attraper, s'il était resté à l'extérieur. Même si c'était sans doute le fracas de la porte défoncée qui avait causé sa fuite... Abe se retourna et vit Kristen se relever avec difficulté. En deux enjambées, il se porta à son aide et la hissa dans ses bras. Il s'assit sur le lit, en serrant bien fort contre lui le corps tremblant de Kristen. Elle se blottit dans ses bras, s'agrippant aux revers de son manteau. Elle respirait vite, trop vite, et il se mit à la bercer doucement.

— Tout va bien, chuchota-t-il. Je suis là.

Il colla sa joue contre le front de Kristen.

Oh ! mon Dieu, oh, mon Dieu... Je suis arrivé juste à temps.

Il inspira profondément, et se rendit compte que sa propre respiration était aussi irrégulière que celle de Kristen. Il sortit son téléphone de sa poche et composa le numéro du commissariat.

— L'agent Truman a disparu, dit-il.

— Il a été appelé pour une urgence, il y a une dizaine de minutes, lui répondit calmement le flic de permanence au standard. Une jeune fille a sollicité son aide, en lui disant que son grand-père était tombé dans son jardin et avait perdu connaissance. Il est parti avec elle porter assistance à ce monsieur. Que s'est-il passé, inspecteur ?

— La femme devant chez qui il était censé monter la garde vient d'être agressée dans sa propre chambre à coucher, pesta Abe. Appelez l'agent Truman immédiatement et dites-lui de retourner à son poste.

Il raccrocha et appela Mia. Elle décrocha à la première sonnerie.

— Qu'y a-t-il ?

— Kristen a été agressée.

Il entendit Mia se déplacer, ouvrir et refermer des tiroirs.

— Comment va-t-elle ?

— Pas très bien. Appelez Jack et dites-lui que je veux qu'il envoie ici une unité de scène de crime, le plus tôt possible. Je me charge de prévenir Spinnelli.

— Entendu. Où est l'agent chargé de sa protection ?

— Il a été appelé pour une urgence. Il sera bientôt de retour. Venez dès que vous pouvez.

Il raccrocha et jeta le téléphone d'une main tremblante sur le couvre-lit. Elle n'avait pas prononcé le moindre mot, depuis qu'il l'avait prise dans ses bras.

— Kristen, ma chérie, il faut que tu te concentres. Es-tu blessée ?

Elle fit signe que non et il eut un soupir de soulagement. Il sentit que son cœur se remettait à battre normalement.

— Bien, dit-il. A-t-il dit quelque chose ?

Elle hocha la tête.

— Quoi donc ? demanda Abe. Qu'a-t-il dit ?

Elle marmonna quelque chose contre la joue d'Abe. Il décolla doucement sa tête de celle de Kristen, et elle s'efforça vaillamment de maîtriser sa respiration.

— « Dites-moi... comment il s'appelle », bredouilla-t-elle.

Merde.

— Il voulait connaître le nom du tueur ?

Elle hocha la tête en fermant les yeux.

— Il avait... un pistolet, poursuivit-elle d'une voix haletante. L'acier du canon était... froid... Il l'a plaqué contre ma tête... Il a dit... qu'il n'hésiterait pas... à tirer...

Elle frissonna et s'agrippa de plus belle au manteau d'Abe.

— Et qu'il me ferait sauter la cervelle, reprit-elle. Il a dit que je recevais... des lettres... et que je devais donc forcément le connaître... Il a dit que c'était peut-être moi... qui l'avais engagé...

Zoe Richardson ! C'était elle, la responsable de cette agression. Abe proféra un affreux juron et, chose incroyable, Kristen eut un sourire complice.

— Quel preux chevalier tu fais, fit-elle.

Sa respiration commençait à redevenir régulière.

Abe colla sa tête contre celle de Kristen et la serra bien fort dans ses bras.

— Qu'a-t-il dit d'autre ? s'enquit-il.

— Il a dit que si je ne le savais pas, il vaudrait mieux pour moi que je le devine... ou, sinon, des gens qui m'étaient chers le paieraient de leur vie.

Une sirène se mit à retentir dans le lointain. Abe lâcha Kristen et l'aida doucement à s'allonger sur son lit.

— Je vais aller inspecter les alentours, dit-il. Peut-être a-t-il laissé tomber quelque chose dans sa fuite.

— Mais tu n'y crois pas vraiment, hein ?

— Non. Reste ici. Je reviens tout de suite.

— Abe...

Il se tourna et vit qu'elle avait les yeux rivés sur ses mains.

— Fais venir un des assistants de Jack, dit-elle. Pour examiner mes ongles...

Elle leva la tête et regarda Abe avec un air satisfait.

— Je lui ai griffé le visage, expliqua-t-elle.

Abe ne put s'empêcher de sourire.

— Bien joué, jeune fille !

Il était fier d'elle.

 

 

Lundi 23 février, 00 h 30

 

C'était fini, à présent. Tous les policiers et les membres de l'unité de scène de crime étaient partis. Il ne restait plus chez Kristen qu'elle-même et Abe Reagan, face à face dans le salon. Abe lui tendit la main. Elle se jeta dans ses bras.

— Comment as-tu su qu'il fallait revenir ? demanda-t-elle en pressant sa joue contre son torse puissant.

Il la prit dans ses bras et s'installa sur le canapé, la plaçant sur ses genoux comme si elle avait été une petite fille. Il ne lui vint pas à l'esprit de protester.

Il retira les épingles de son chignon en quelques gestes prompts et précis. Elle laissa échapper un soupir de soulagement en sentant sa chevelure reprendre sa forme naturelle.

— Je me suis rappelé que je n'avais pas vu Truman, dans la voiture de patrouille, répondit-il.

Il haussa les épaules et précisa :

— J'avais un mauvais pressentiment...

— Merci, fit Kristen.

Elle eut un petit sourire en coin et ajouta :

— Je commence à m'habituer au rôle de la damoiselle en détresse, et tu joues à merveille celui du preux chevalier.

Il lui caressa la tête de sa grande main.

— Les deux rôles se complètent bien, non ? dit-il.

— En effet, convint-elle. D'ailleurs, c'est toi que j'ai appelé dès que ce salaud a filé.

— Plutôt que police secours...

Elle sourit et dit :

— Eh oui... Je savais que tu viendrais. Merci de veiller sur moi comme ça.

Il resta silencieux un long moment.

— Tu as eu de la chance, ce soir, finit-il par dire.

Elle préférait ne pas y penser.

— L'agent Truman sera-t-il sanctionné ? demanda-t-elle.

Abe secoua la tête, et Kristen se sentit soulagée. L'agent Truman avait l'air aussi accablé qu'elle, lorsqu'il avait regagné son poste, quelques minutes après l'arrivée d'Abe.

— Non, il n'a pas commis de faute. Comment pouvait-il se douter qu'on l'attirait loin de chez toi sous un prétexte fallacieux ? La fille qui lui a demandé de l'aide avait l'air sincèrement affolée.

— Qui est-elle ?

— Truman la décrira au dessinateur de portrait-robot, mais je ne crois pas que ça donnera grand-chose. En y repensant, il ne pouvait même pas affirmer avec certitude qu'il s'agissait d'une adolescente. Elle lui a raconté que son grand-père était sorti promener son chien, et qu'elle avait fini par s'inquiéter de ne pas le voir revenir. Elle a prétendu qu'il avait perdu connaissance et qu'elle l'avait trouvé face contre terre dans la neige, non loin de chez elle. Truman a mis sur le compte de la panique le fait que cette jeune fille n'ait pas appelé police secours. Il n'y avait évidemment pas de vieil homme évanoui...

— Pourquoi n'a-t-il pas utilisé sa voiture de patrouille, pour se rendre chez la jeune fille ?

— Elle lui a dit qu'elle habitait tout près, et que ce serait plus rapide de passer par les jardins adjacents. Elle était en larmes et semblait complètement hystérique. Et tout à coup, hop ! elle a disparu. Ne voyant pas de vieil homme à l'endroit où il était censé se trouver, Truman s'est retourné, et s'est rendu compte que la jeune fille s'était évaporée. Le temps qu'il s'aperçoive qu'il avait été berné, j'étais déjà de retour ici.

Kristen se blottit contre Abe tandis qu'il caressait ses boucles rousses. Elle sentait sa nervosité s'effacer peu à peu.

— Bon, dit-elle. C'est fini, et nous sommes tous les deux indemnes... Quelle journée !

Les doigts d'Abe se figèrent dans la chevelure de Kristen.

— Kristen, excuse-moi.

Elle ouvrit les yeux et vit qu'il la fixait d'un air penaud.

— Pourquoi ? demanda-t-elle.

— Pour la scène de tout à l'heure, en présence de ma famille. Oui, c'est vrai, par certains côtés, tu ressembles à Debra. Mais je te jure que je ne te vois pas comme la remplaçante de mon épouse décédée.

Elle le regarda droit dans les yeux, puis se blottit dans ses bras musclés. Elle se souvint de ce qu'elle avait ressenti, lorsqu'il s'était mis à tambouriner sur la porte de la cuisine.

Il était revenu. Pour elle.

— Ce n'est pas grave, dit-elle.

Il écarquilla les yeux.

— Vraiment ?

Elle hocha la tête.

— Abe, tu m'es venu en aide chaque fois que je t'ai appelé. Grâce à toi, j'ai recouvré des émotions que je croyais ne plus jamais éprouver. Pour tout cela, je te suis reconnaissante. Le fait que je ressemble à Debra est vraiment secondaire.

Elle plissa les yeux et ajouta :

— Mais si tu veux que je me coiffe comme elle, ou que je porte ses vêtements, je trouverais ça assez tordu, je te préviens tout de suite.

Il gloussa.

— Tu aurais l'air d'une gamine qui se déguise avec les vêtements de sa mère, si tu mettais les vêtements de Debra. Elle mesurait près d'un mètre quatre-vingts.

Kristen posa sa tête sur l'épaule d'Abe et sentit les bras de celui-ci resserrer leur étreinte.

— J'aime bien ta famille, Abe. Même Aidan.

Il se renfrogna.

— Aidan se comporte comme un idiot, parfois.

— Pas comme toi, hein ? railla-t-elle.

Il recula un peu pour la regarder dans les yeux.

— Pourquoi dis-tu ça ?

— Tu te souviens dans quelle colère tu t'es mis, quand j'ai inclus des flics dans ma liste de suspects potentiels ?

Il tira sur l'une des boucles de cheveux de Kristen.

— Tais-toi, répliqua-t-il, ou tu seras privée de massage.

Elle haussa les sourcils.

— Un massage ? Vraiment ? s'exclama-t-elle d'un ton réjoui.

— Je crois que tu en as bien besoin. Tu es encore toute contractée.

Elle le regarda avec intensité, songeant au contact de ses mains sur ses épaules et sur son dos, et elle se sentit fondre. Puis elle pensa au contact de ses mains... ailleurs. Et son ventre se contracta.

— Je te fais totalement confiance, tu sais ? dit-elle.

Le regard d'Abe s'embrasa. Il avait compris qu'elle fixait des limites au massage qu'il lui proposait.

— Tu peux compter sur moi pour ne pas en abuser. Ça me rend fou de ne pas en profiter davantage, mais tu peux te fier à moi. Ce sera un massage bien innocent. Sans plus. Mais je veux quand même quelque chose en échange...

Elle fit une moue et demanda :

— Quoi donc ?

— J'aimerais que tu me parles de ta famille. Je t'ai présentée à la mienne, y compris à mon crétin de frère. A ton tour de faire un pas vers moi.

Kristen lâcha un profond soupir. Sa famille était très différente de celle d'Abe. Mais, là encore, cela lui parut secondaire.

— J'ai été élevée dans une ferme du Kansas, à cent kilomètres du premier feu rouge. Je n'avais qu'une sœur, Kara.

— Tu m'as dit que ta sœur était morte dans un accident de voiture dû à l'alcool...

Elle sentit une douleur familière lui étreindre le cœur, comme si cela avait eu lieu la veille, et non une quinzaine d'années auparavant.

— J'avais seize ans à l'époque, et elle en avait dix-huit. Kara avait toujours été une enfant rebelle. Nous avons grandi dans une famille très…

Elle chercha le mot exact et reprit :

— ... très rigide. Mon père avait des règles strictes. Kara ne les supportait pas. A dix-huit ans, elle est partie en voiture avec des amis à Topeka, ce foyer de tous les vices...

Abe sourit à l'évocation de cette petite ville provinciale, peu réputée pour sa vie nocturne et le dérèglement de ses mœurs, et elle lui rendit son sourire d'un air complice.

— Quand on a vécu toute son enfance dans une ferme du Kansas, avec des champs de blé à perte de vue, même Topeka peut avoir de l'attrait...

Elle reprit son sérieux, tandis que les souvenirs défilaient dans sa tête.

— Kara se rendait à une fête, poursuivit-elle. Quoi qu'il en soit, mes parents ont reçu un appel de la police d'Etat en pleine nuit. Kara était morte...

Abe avait lui aussi recouvré son sérieux.

— Je suis désolé, murmura-t-il.

— J'étais bouleversée. Pour de multiples raisons. J'adorais ma sœur, et sa mort m'a profondément affligée. Elle me manquait terriblement. Elle me manque encore aujourd'hui. Et puis, mes parents ont beaucoup changé après sa mort. Mon père est devenu encore plus strict. Ma mère s'est mise à dépérir. Avant, elle modérait la sévérité de mon père. Mais, après la mort de Kara, elle est devenue... Je ne sais pas comment dire... Elle s'est complètement assombrie et laissée aller. Elle n'était plus la même.

— Tu devais sans doute lui en vouloir de s'occuper moins de toi, dit Abe.

Kristen réfléchit un bref instant à cette remarque.

— Oui, sans doute. Quand j'y repense aujourd'hui, je m'aperçois que je lui en voulais beaucoup, en effet. Le pire, c'est que mon père est devenu de plus en plus sévère avec moi. On aurait cru que c'était moi l'enfant rebelle à laquelle il fallait serrer la vis... Il ne me laissait pas sortir de la maison, sauf pour aller à l'école. J'étais privée de matchs, de bals, de toute la vie sociale des adolescents. Mais j'avais un professeur d'art merveilleux, au lycée. C'est lui qui m'a aidée à décrocher une place dans un programme d'études, à Florence, et c'est lui qui m'a trouvé une famille d'accueil, là-bas. C'est même lui qui en a parlé à mon père, pour lui demander son autorisation.

— Et ton père a dit non...

Kristen le regarda longuement. Il ne l'avait pas quittée des peux pendant son récit.

— Il a dit non, en effet.

Elle haussa les épaules et reprit :

— Alors je me suis révoltée, et j'y suis allée quand même, j'avais dix-huit ans, j'étais majeure, et j'avais gagné l'argent nécessaire en faisant du baby-sitting, avant la mort de Kara. En outre, ma sœur avait mis de côté un petit pécule, avant de mourir. Je savais qu'elle aurait voulu que j'en dispose, et c'est ce que j'ai fait. C'est ainsi que j'ai pu acheter un billet d'avion pour l'Italie. Un aller simple. Je savais qu'il faudrait que je revienne aux Etats-Unis un jour, mais je ne prévoyais pas l'avenir à si long terme.

— J'ai du mal à t'imaginer agir sur un coup de tête, remarqua Abe.

Kristen songea à la jeune fille qu'elle avait été.

— Les gens changent, avec le temps, dit-elle. Pour résumer, quand je suis revenue d'Italie, je suis allée à la fac. Mon père n'avait pas changé, lui, alors je suis allée habiter ailleurs.

Ce n'était qu'en partie vrai, mais elle ne pouvait ni ne voulait en dire davantage pour l'instant.

Abe l'observa brièvement, et elle sut qu'il avait compris qu'elle dissimulait quelque chose. Mais il n'insista pas.

— Tu m'as dit que ton père était encore vivant. Quand l'as-tu revu pour la dernière fois ? demanda-t-il.

— Le mois dernier.

Abe haussa les sourcils.

— Le mois dernier ? s'étonna-t-il.

— Oui. Ma mère est dans une maison de santé.

Elle sentit sa gorge se serrer et précisa :

— Elle est à un stade très avancé de la maladie d'Alzheimer. Ça fait trois ans qu'elle ne me reconnaît plus. Mais je vais dans le Kansas une fois par mois pour lui rendre visite. Mon père y était, la dernière fois. En général, il évite d'y aller les dimanches prévus pour ma visite, mais ma mère avait passé une mauvaise nuit, et le personnel soignant lui avait demandé d'être là. Il est sorti de la chambre dès que j'y suis entrée. On peut donc dire que je l'ai vu, ou plutôt croisé, mais il ne m'a pas adressé la parole.

— Je suis désolé.

— Moi aussi. C'est dur pour moi de voir ma mère dans cet état. J'ai été heureuse de voir la tienne, tout à l'heure, si active et si énergique. Après la mort de Kara, la mienne était trop déprimée pour communiquer avec moi. Maintenant, elle dépérit, allongée toute la journée sur son lit, perdue dans sa demi-conscience. Ce n'est plus ma maman depuis que j'ai seize ans.

Abe resta silencieux un instant.

— Quand j'allais voir Debra, au centre de soins palliatifs, je lui parlais pendant des heures sans savoir si elle m'entendait...

Kristen colla sa tête contre la poitrine d'Abe et reprit d'une voix lasse :

— Il m'arrive parfois d'espérer qu'elle meure, et l'instant d'après je me sens terriblement coupable.

Abel eut un bref soupir.

— Je connais ça, dit-il. Ça m'est arrivé souvent de souhaiter la mort de Debra, quand elle était inconsciente. Et, moi aussi, j'éprouvais des remords après de telles pensées.

— Vendredi soir, tu m'as dit qu'elle est restée cinq ans dans le coma.

Cinq ans à voir survivre la personne qu'on aime sans pouvoir communiquer avec elle, songea Kristen. Quelle longue et cruelle épreuve !

— Elle n'était pas dans le coma, elle était dans un état végétatif prolongé, précisa Abe. Ce n'est pas pareil. Debra était déjà en état de mort cérébrale, quand elle est arrivée aux urgences.

Kristen hésita avant de murmurer :

— Tu as songé à demander l'arrêt de l'assistance respiratoire ?

Il soupira de nouveau.

— Oui, avoua-t-il. Chaque fois que je la voyais, et même chaque fois que je pensais à elle... Mais je ne pouvais m'y résoudre. Tant qu'elle a vécu, j'ai repoussé cette idée. Mais ses parents auraient aimé que je prenne cette décision.

Kristen ouvrit de grands yeux.

— Normalement, ce sont plutôt les parents qui s'accrochent, dans ce genre de situation, répondit-elle.

— Pas ceux de Debra.

Son regard s'assombrit avant qu'il ne précise :

— Peu avant qu'elle ne meure, son père avait engagé une procédure judiciaire pour que la tutelle de Debra me soit retirée. Ses parents affirmaient qu'elle n'aurait pas voulu vivre dans cet état-là, et je savais bien qu'ils avaient raison. Mais elle était vivante...

— Et tant qu'il y a de la vie, il y a de l'espoir...

— Oui... La mère de Debra a eu un infarctus. Son père m'a dit qu'elle ne supportait plus de voir sa fille dans cet état, et que ça la tuait à petit feu. Il était bouleversé. Face à son désespoir, je n'ai pas su comment réagir. Mais je ne pouvais tout simplement pas faire ce qu'il me demandait. Il a donc entamé une procédure au tribunal pour devenir le tuteur de ma femme, un mois avant sa mort naturelle, due à une infection. Le décès est survenu avant la décision du juge. Depuis, ses parents et moi ne sommes pas vraiment en bons termes.

— Je comprends pourquoi, maintenant.

Il eut un long soupir.

— Debra et Ruth étaient cousines, expliqua-t-il. C'est comme ça que je l'ai rencontrée. Ce sont Sean et Ruth qui m'ont présenté Debra.

Kristen hocha la tête.

— Je comprends mieux ! dit-elle. C'est pour ça que Ruth en a parlé, quand elle est venue ici. Sa mère a invité les parents de Debra au baptême.

Abe sourit d'un air penaud.

— Bien vu, dit-il. Mais je serais encore plus impressionné si tu pouvais me dire de quoi je vais bien pouvoir leur parler, quand je les reverrai. Enfin... Assez de soucis comme ça, pour ce soir !

Il se leva, laissant le corps de Kristen glisser contre le sien jusqu'à ce qu'elle sente ses pieds toucher le sol. Il embrassa le front de Kristen, puis l'entraîna doucement vers la chambre à coucher.

— Un massage, déclara-t-il. Pas plus. Ensuite j'irai m'allonger sur le canapé, où j'aurai du mal à dormir.

— Pourquoi ? Il n'est pas confortable ?

— A vrai dire, répliqua-t-il d'une voix amusée mêlée de regret, ce n'est pas le canapé qui m'empêchera de dormir...

Elle se figea. Il fit un pas vers elle et elle sentit la chaleur qui émanait de son corps.

— Je suis navrée, lâcha-t-elle.

Et elle était sincère. Mais elle savait qu'Abe serait dépité par sa froideur, si elle l'accueillait dans son lit.

Il écarta les mèches rousses qui frisaient sur la nuque de Kristen et y déposa un baiser. Elle frissonna.

— Ne t'inquiète pas pour moi, murmura-t-il. J'étais sincère quand je t'ai dit que chaque chose devait venir en son temps.

Elle rassembla tout son courage et ajouta :

— Tu serais... déçu.

— Je ne crois pas. Mais ne t'en fais pas pour ça. Pour l'instant, il faut que je m'occupe des muscles contractés de ton dos. Et ensuite tu dormiras comme un bébé.

Il la poussa doucement vers le lit.

— Je te le garantis, promit-il.

Elle s'arrêta devant le lit, et posa timidement la main sur le col de son chemisier. Elle se sentait idiote. Bon sang, elle avait trente et un ans, quand même ! Ces pudeurs de vierge effarouchée n'étaient plus de son âge.

— J'ai juste envie que tu te détendes, chuchota-t-il. Tu m'as dit que tu me faisais confiance...

Elle inspira profondément et se coucha sur le ventre, tout habillée.

— C'est vrai, fit-elle.

Plus qu'à aucun autre homme de ma connaissance.

— Déplace-toi un peu sur le côté, fit-il en s’agenouillant près des hanches de Kristen. J'ai un aveu à te faire : j'ai appris à masser pour pouvoir m'occuper de Debra, quand elle était inconsciente. Ces massages empêchaient ses muscles de s'atrophier. Et comme le centre de soins manquait de personnel...

Elle se raidit lorsqu'il posa ses mains sur son dos, mais il ne dit rien et se mit à lui malaxer la chair méthodiquement, au travers de l'étoffe de son chemisier, jusqu'à ce qu'elle commence à se détendre.

— Mm... Tu sais vraiment bien t'y prendre.

Il demeura silencieux et continua de lui masser les muscles de part et d'autre de la colonne vertébrale. Elle ne put réprimer un soupir d'aise, et se demanda ce que cela lui ferait si ces mains apaisantes étaient en contact direct avec sa peau.

Il cessa de la masser et dit d'une voix rauque, comme s'il avait lu dans ses pensées :

— Ce serait beaucoup mieux si tu enlevais ton chemisier.

Elle déglutit et resta immobile, gardant le silence.

— Tourne-toi, souffla-t-il.

Elle retira son chemisier, fut tentée de défaire son soutien-gorge, se ravisa... et se remit à plat ventre.

— Voilà, dit-il. Comme ça.

Elle attendit avec impatience le premier contact des mains d’Abe sur sa peau nue. Elle frissonna lorsqu'il se remit à la masser et lâcha un long soupir. Il avait raison. Cela lui faisait un bien fou, et c'était en effet beaucoup plus agréable ainsi.

— Tu as un très joli dos, observa-t-il doucement.

Elle frissonna un peu, mais pas de froid. Au contraire. Elle avait chaud partout où il la touchait, et même partout où il ne la touchait pas. Elle sentit ses mamelons durcir contre le coton du soutien-gorge, et ses cuisses frémir de manière presque douloureuse.

Cambrant subitement les reins, elle enfonça son bas-ventre dans le matelas.

Il marqua une pause et demanda :

— Je t'ai fait mal ?

— Non.

Pas au sens où il l'entendait, en tout cas. C'était plutôt une pulsion qu'une douleur, un besoin que seul cet homme pouvait satisfaire.

Je veux qu'il me touche encore.

Elle poussa un petit gémissement, et Abe cessa brusquement de lui malaxer les omoplates.

Il avait compris ce qu'elle désirait. Bon sang ! Lui aussi avait du mal à penser à autre chose... Il mourait d'envie de la caresser. Mais il fallait qu'il soit fort. Il lui avait promis de s'en tenir à un massage conventionnel, et n'avait qu'une parole.

Pourtant, il voyait ses seins gonflés par le désir, prêts à déborder du soutien-gorge. Ses reins nus, offerts.

Il se sentait prêt à la posséder comme jamais auparavant.

S'efforçant de rester maître de ses pulsions, il couvrit de la couette cette chute de reins si tentante.

Mais il allait une fois de plus avoir du mal à dormir, cette nuit-là.

Il se leva et vit qu'elle respirait régulièrement, profondément. Ses longs cils bordaient ses paupières closes et frémissaient sur sa peau laiteuse, tels de minuscules éventails. Il se pencha et lui embrassa la joue.

— Dors bien, dit-il tout bas.

Il allait se redresser, lorsque la main de Kristen lui agrippa le poignet.

— Ne t'en va pas, fit-elle.

Les yeux d'Abe se posèrent inévitablement sur ses seins. Il maudit en son for intérieur ce soutien-gorge, qui lui masquait un spectacle qu'il devinait délicieux.

Il fallait qu'il sorte de cette chambre. Tout de suite.

Il secoua la tête.

— Je dormirai par terre dans le couloir, juste de l'autre côté de la porte de ta chambre, affirma-t-il. Tu peux dormir tranquille.

— Ne t'en va pas, répéta-t-elle.

Elle lui serra le poignet un peu plus fort et ajouta :

— Je t'en supplie.

— Kristen, je...

Il soupira et dégagea avec délicatesse son poignet des doigts crispés de Kristen.

— Il faut que tu dormes, dit-il. Et je ne peux pas rester dans cette chambre. Je te l'ai promis...

— Je sais.

Elle agrippa la chemise d'Abe et se redressa vivement, pour s'asseoir sur le bord du lit. De sa main libre, elle lui saisit de nouveau le poignet, et porta la paume de sa main à ses lèvres.

Il ne put réprimer un petit grognement.

— Kristen, laisse-moi sortir de cette pièce. Tout de suite.

— Non.

Elle lui prit la main et la plaqua contre son cœur battant.

— Tu ne peux pas comprendre, reprit-elle. Je n'aurais jamais cru que je ressentirais ce que je ressens en ce moment.

Elle leva les yeux vers lui, et son regard, exempt de toute crainte et de toute méfiance, était absolument bouleversant. Sans détourner les yeux, elle plaça la main d'Abe sur le bonnet gauche de son soutien-gorge. Puis elle posa sa main sur la sienne, le forçant doucement à tenir son sein en coupe entre ses doigts.

— C'est toi qui me fais cet effet, et toi seul, chuchota-t-elle d'une voix à peine audible.

Elle posa la main sur sa cuisse et ferma les yeux, comme pour savourer cet instant.

Il comprit alors qu'il ne pouvait refuser cette invitation au plaisir. Il s'assit à côté d'elle et se mit à lui caresser le sein, effleurant du pouce son mamelon, qui pointait sous le coton.

— Tu es si belle, murmura-t-il.

Il se pencha pour l'embrasser sur la bouche. Elle se mit à lui caresser la nuque, et il prolongea son baiser, enfonçant sa langue dans la bouche offerte de Kristen. Il se mit à lui caresser le sein droit, et elle lui facilita la tâche en se tournant légèrement vers lui.

Abe fut frappé par sa grâce et son innocence.

Quel que soit le passé de cette femme, ce qu'elle ressent en ce moment est complètement nouveau pour elle.

Il se pencha davantage et couvrit ses seins de baisers, au travers de l'étoile du soutien gorge. Il éprouva une grande fierté en l'entendant gémir de plaisir, comme s'il venait d'accomplir un exploit inouï...

Et, peut-être, en effet, était-ce bien le cas.

Elle colla sa poitrine contre le visage d'Abe et il ouvrit la bouche pour lécher avidement l'un de ses mamelons, regrettant que le coton y fasse obstacle. Mais elle tira subitement d'un coup sec sur l'étoffe, et l'obstacle disparut. Il plaça ses lèvres autour du mamelon érigé et se mit à le sucer goulûment.

Elle se mit à gémir, chuchotant son nom. Abe sentit son cœur battre à tout rompre. Il avait envie d'elle. Il avait envie de la voir nue, envie de se fondre en elle, envie de la sentir frémir dans ses bras en murmurant son nom.

Avant de prendre conscience de ce qu'il faisait, il glissa sa main plus bas. Ses doigts cherchèrent, trouvèrent, conquirent.

Un petit halètement effarouché le surprit, et il leva la tête. La panique et la confusion se mêlaient à la passion dans les yeux de Kristen.

— Ce n'est que ma main, c'est tout, dit-il. J'arrête tout de suite, si tu veux...

Elle plissa les yeux et posa une fois de plus sa main sur celle d'Abe, l'empêchant de s'en aller.

— Non je ne veux pas, murmura-t-elle.

Il sourit.

— Comme tu veux, ma belle, ajouta-t-il docilement.

Elle ferma les yeux et serra les lèvres. Sa main lâcha celle d'Abe et s'accrocha à la couette. Elle fronça les sourcils, se concentrant avec une application naïve qui arracha un sourire à Abe. Il frotta sa paume contre son pubis, tout en observant son visage qui s'adoucissait sous l'effet du plaisir. Comme elle était belle, en cet instant ! Il la caressa sans dire un mot, pour la laisser savourer sa jouissance. Elle ouvrit de grands yeux ébahis et il y lut autant de stupéfaction que d'insistance.

— Encore, fit-elle tout bas. Ne t'arrête pas.

Il serra les dents pour contenir les pulsions de son propre corps.

Pas cette fois, pensa-t-il. Cette fois, c'est pour Kristen.

— Je n'en ai pas l'intention, répliqua-t-il.

Il continua à la caresser. Elle se mit à se déhancher et à haleter de plus en plus vite. Arc-boutée contre le matelas, elle se figea soudain complètement. Puis elle lâcha la couette et saisit la main d’Abe, la serrant de toutes ses forces. Abe se dit qu'il n'avait jamais rien vu de plus excitant que Kristen en plein orgasme. Elle se laissa retomber sur le matelas, haletante.

L'érection d'Abe était devenue douloureuse. Et son désir ne fit que s'accroître lorsqu'elle ouvrit les yeux.

— J'y suis arrivée, susurra-t-elle, émerveillée. J'y suis vraiment arrivée.

Il esquissa un sourire, malgré les tiraillements impatients qui lui vrillaient l'aine.

— Oui, ma chérie, tu y es arrivée.

— Merci.

Il comprit, au ton de sa voix, que cela dépassait de loin la simple gratitude. C'était visiblement un tournant dans la vie de cette femme. Il était humblement satisfait d'avoir partagé ce moment avec elle.

Mais il espérait aussi qu'un autre tournant du même genre surviendrait vite, très vite... Il n'était pas sûr de pouvoir résister à la tentation, la prochaine fois qu'elle aurait du plaisir.

Il écarta les mèches folles qui lui balayaient les joues.

— De rien, dit-il.

Elle eut un petit soupir.

— Mais toi, tu n'as pas...

Il l'embrassa sur la bouche et répondit :

— Non, je n'ai pas joui, mais ce n'est pas grave.

Elle se mordit la lèvre.

— Je suis désolée.

Il posa un doigt sur les lèvres de Kristen.

— N'en parlons plus. Ce n'est vraiment pas grave, te dis-je.

— Abe...

Ses yeux verts s'emplirent de larmes.

— Je suis désolée, répéta-t-elle. Je...

— Chut.

Il la prit dans ses bras et l'installa sur ses genoux, pour la deuxième fois de la soirée. Il s'attendait vaguement à une telle réaction, mais les larmes de Kristen ne lui en fendirent pas moins le cœur. Elle colla sa joue trempée contre la poitrine d'Abe et se mit à trembler.

— J'avais si peur, dit-elle.

Il lui embrassa le front et demanda :

— De moi ?

Elle secoua la tête.

— Non, répondit-elle. Pas de toi. J'avais peur de ne pas pouvoir...

Elle haussa une épaule et ajouta :

— Tu sais bien quoi.

Il le devinait, et maudit mentalement celui qui avait fait perdre à cette femme toute confiance en son corps — celui qui lui avait fait du mal.

Celui qui lui avait fait du mal. Quel euphémisme...

Il était flic, il avait vu bien des horreurs, et pourtant il avait du mal à prononcer le mot qu'elle n'oublierait jamais.

Le mot « viol ». Elle avait été violée, c'était évident.

Il n'avait qu'une envie : découvrir qui l'avait blessée ainsi et lui arracher les tripes à mains nues.

— Tu veux en parler maintenant ? demanda-t-il doucement.

Il la sentit se raidir. Elle secoua la tête de nouveau, avec plus de véhémence, cette fois.

— Non, fit-elle. Non, pas maintenant.

Abe l'étreignit affectueusement.

— Alors, dors.

 

 

Lundi 23 février, 1 h 30

 

Il avait perdu la maîtrise de lui-même, avec Conti. Il ne fallait pas que cela se reproduise. Non pas que cette ordure n'ait pas mérité de se faire massacrer de la sorte — il aurait mérité bien pire. Mais c'était dangereux. A coup sûr, il avait laissé des indices, sur le corps de Conti.

Mais ce qui était fait était fait.

J'aurais pu me contenter de l'enterrer sans prévenir personne, laissant sa famille se morfondre dans l'incertitude, songea-t-il.

Mais, en agissant ainsi, il se serait privé d'un dénouement qui lui était précieux. Le monde entier savait à présent qu'Angelo Conti avait été châtié pour avoir tué Paula Garcia et l'enfant qu'elle portait, bafoué le système judiciaire américain, et dénigré la substitut Kristen Mayhew. Désormais, la racaille qui défilait au tribunal y réfléchirait à deux fois, avant de la diffamer publiquement.

Il se déplaça légèrement, cherchant une position plus confortable sur le toit en béton. Il avait fallu qu'il trouve un nouveau toit de guet. Qui aurait cru que les policiers parviendraient à localiser le précédent, grâce à la voiture de Skinner ? Il devait reconnaître qu'ils s'étaient montrés efficaces. Mitchell et Reagan n'étaient pas des crétins. Surtout ce Reagan. Il fronça les sourcils.

Reagan avait accouru pour venir en aide à Kristen, lorsqu'elle avait été agressée par ces voyous, au volant de sa voiture. Kristen s'était blottie dans les bras du flic comme si elle le connaissait depuis toujours, alors même qu'ils ne s'étaient rencontrés que quelques jours auparavant.

Il espérait sincèrement que Reagan n'était pas du genre à profiter des bonnes dispositions de Kristen à son égard. S'il était assez stupide pour tenter d'abuser d'elle, il ne tarderait pas à s'apercevoir qu'elle avait un allié puissant, un humble serviteur tapi dans l'ombre.

Ah, enfin ! Il commençait à craindre que sa cible ne se soit ravisée. Et voilà qu'elle arrivait.

Après avoir dérogé à ses propres règles pour châtier le jeune Conti, il avait recommencé à piocher dans son bocal à poisson et avait repris sa quête. La cible de ce soir avait été facile à appâter. Il avait rejoint Arthur Monroe dans un bar et avait sympathisé avec lui en lui payant une bière. Puis il s'était vanté de détenir une forte quantité de cocaïne pure, et avait proposé de lui en céder un peu à vil prix.

Et il se trouvait maintenant à l'endroit fixé pour le rendez-vous.

Cet appât avait admirablement bien fonctionné jusque-là : c'est ainsi qu'il avait réussi à attirer dans son traquenard toutes ses cibles — sauf Skinner, avec qui il avait fallu employer un autre stratagème. Il lui avait promis des informations susceptibles de discréditer une victime, qui accusait l'un des clients de Skinner de harcèlement sexuel. Il eut une moue de dégoût en y repensant. Le meurtre de Skinner avait vraiment été un bienfait pour l'humanité.

Mais, ce soir, il fallait qu'il s'occupe d'Arthur Monroe. Cet homme avait justifié l'abus sexuel infligé à la fille de sa petite amie en affirmant que la gamine de cinq ans l'avait « aguiché » et qu'il n'avait « pas pu se contrôler ». Kristen avait tout fait pour que Monroe ait un procès, mais la mère de la victime avait retiré sa plainte, refusant de laisser sa fille témoigner.

Il serra les dents en cadrant Monroe dans la lunette de son fusil. Dans la plupart des cas de ce genre, les parents refusaient que leur enfant témoigne, afin de leur épargner une exposition médiatique qui ne pouvait qu'aggraver leur traumatisme. Mais la mère de cette petite fille ne voulait tout simplement pas que son compagnon aille en prison. Au grand dam de Kristen, le juge qui suivait cette affaire s'était rangé à l'avis de la mère, et avait prononcé une sentence clémente, mettant ainsi fin à la procédure judiciaire.

Il connaissait déjà Kristen, à l'époque, et se souvenait très bien de ce jour-là. Cette affaire avait porté un coup terrible à la substitut. Elle avait présenté au juge des réquisitions qui ne laissaient aucun doute sur l'atrocité des faits commis, mais le juge les avait rejetées, condamnant Monroe à une simple mise à l'épreuve, assortie de l'obligation de suivre une thérapie.

Une mise à l’épreuve ! Pour avoir abusé d'une fillette de cinq ans ! Il sourit avec amertume, tout en suivant dans sa ligne de mire l'homme qui traversait la rue. Ce soir, il allait régler son compte au pédophile. La prochaine fois, qui sait ? il piocherait peut-être le nom d'un juge dans le bocal à poisson.

Il inclina légèrement la lunette, de manière à viser les genoux de Monroe. Il voulait qu'il paie chèrement son crime, et rechignait à lui loger une balle dans la tête. Il aurait voulu qu'il souffre, avant de mourir. Mais la vision de ses propres mains ensanglantées, après le traitement féroce qu'il avait infligé à Conti, lui traversa l'esprit.

Mes mains sanglantes, et pas de gants.

Quelle erreur stupide ! Il était hors de question de prendre des risques, cette fois-ci. Il fallait absolument qu'il conserve la maîtrise de lui-même. Les policiers savaient déjà que le panneau du fleuriste sur sa camionnette était faux, et ils avaient retrouvé une balle. Heureusement qu'elle était trop endommagée pour être identifiable...

Mais ce n'était que partie remise. Tôt ou tard, les enquêteurs finiraient par comprendre qui il était.

Dépêche-toi ! Il y a tant d'autres noms dans le bocal...

Il remonta la lunette, visa le front de Monroe, et appuya doucement sur la détente.

Neuf de moins.

Mais un millier d'autres méritaient le même sort.